Les technologies numériques ont permis la formulation de multiples innovations aux bénéfices économiques, environnementaux et sociétaux considérables. Si l’on s’intéresse plus spécifiquement à l’économie circulaire, les technologies numériques sont de puissants catalyseurs mais présentent également des risques.
Effets positifs de la technologie
La notion d’utilisation plutôt que de propriété est au cœur des nombreuses itérations de l’économie circulaire.Cette notion a été formulée de manière éloquente par Walter Stahel dans le concept d’économie de la performance ou économie de la fonctionnalité : il ne s’agit pas de produire, vendre et consommer le produit mais le(s) service(s) rendu(s) par le produit. Encadré au niveau du business model, il s’agit du concept Product Service System (PSS).
Exemple avec Rolls-Royce qui vend des heures de moteur aux exploitants d’aéronefs au lieu de vendre le moteur lui-même. Rolls-Royce reste le propriétaire du moteur, ou de l’actif. L’intérêt pour Rolls-Royce est donc bien évidemment de maintenir l’actif en bon état de fonctionnement, de prévenir, d’anticiper les déchirures et l’usure, de remplacer les composants avant qu’ils ne se cassent. Pour ce faire, ils ont besoin d’une surveillance en temps quasi réel des conditions, des performances du moteur et des composants. Cela ne peut se faire qu’en déployant des capteurs embarqués dans les actifs et en mettant en place un écosystème numérique pour capturer, interpréter et analyser des milliers de points de données. L’automatisation de ces processus est essentielle pour mettre en œuvre cette approche d’économie de la performance.
L’exemple de Rolls-Royce nous amène à l’acronyme très populaire : IoT. L’IoT, pour Internet of Things, est un système d’objets connectés à Internet, capables de collecter et de transférer automatiquement et instantanément des données.
L’IoT permet la cartographie, la modélisation d’écosystèmes technologiques à grande échelle allant d’un moteur d’avion, d’un bâtiment à des zones urbaines entières.
Pourquoi est-ce important pour l’économie circulaire ?
Prenons quelques exemples.
Les plateformes pair à pair, à but lucratif ou non, permettent la circulation des actifs sous-utilisés, optimisant le taux d’utilisation des produits existants. Prenons l’exemple de la mobilité en tant que service (MaaS). Une innovation véritablement disruptive au niveau systémique pour le modèle actuel de propriété de voiture qui promet un accès multimodal et à la demande au service de transports terrestres. Un système MaaS ne peut fonctionner que s’il est activé par l’IoT et des informations en temps réel sur la disponibilité, l’emplacement et l’état des différents modes de transport, des trains aux taxis, en passant par les scooters / vélos en libre-service.
La logistique et les chaînes d’approvisionnement connaissent une transformation rapide, accélérée par l’adoption massive des services d’abonnement. Sans parler des exigences de déploiement de services de livraison du dernier kilomètre, toujours plus rapides, l’économie circulaire et la demande croissante de logistique inverse exigent toujours plus de traçabilité sur la localisation et le statut des biens et services. Là encore, l’IoT joue un rôle de facilitateur crucial.
Les jumeaux numériques sont la modélisation d’un bien, d’une voiture, d’une machine, d’un bâtiment au format numérique. C’est un miroir numérique d’un produit matériel. Les jumeaux numériques permettent la modélisation de différentes configurations et la simulation de scénarios et de leurs conséquences. Supposons que vous souhaitez tester la résistance à la dégradation d’un bâtiment existant , le jumeau numérique vous permet de créer des scénarios et de préparer à l’avance des solutions potentielles et de sélectionner la solution à déployer. Les capteurs attachés au bâtiment et les données qu’ils génèrent doivent être capturés et analysés, là encore l’IoT joue un rôle central dans ce processus.
Le passeport de produit. Introduit par l’approche « d »un bout à l’autre, le passeport de produit est la notion selon laquelle, pour concevoir un produit (et les services qui l’entourent), nous devons savoir exactement de quel matériau le produit est fait au niveau moléculaire. Disposer de ces informations est essentiel pour permettre des approches innovantes en science des matériaux et dans les écosystèmes industriels. Si nous voulons étendre les activités de réutilisation, de réparation et de remanufacture, l’accès à des données précises et sûres sur les composants des produits et des matériaux est essentiel. Encore une fois, l’IoT et les technologies de registre distribué (blockchains et autres) sont des technologies numériques essentielles pour permettre le changement d’échelle de l’innovation et des business modèles circulaires.
Les projets Digiprime et Digiplace sont de très bonnes illustrations de la manière dont ces technologies peuvent réellement contribuer au passage à l’échelle de l’économie circulaire sur le continent européen. En mettant le contenu des produits et des matériaux à la disposition de toutes les parties prenantes, de manière sécurisée et fiable, nous pouvons favoriser l’innovation dans les chaînes de valeur et permettre le recyclage des matériaux au sein et entre les industries.
Villes intelligentes : d’ici 2050, environ 70 % de la population mondiale vivra dans des centres urbains. L’infrastructure urbaine devra faire face aux activités économiques et sociales de l’homme et à leurs flux de production (les flux de déchets technologiques et biologiques) ainsi qu’aux impacts de la crise climatique. Les villes doivent donc de toute urgence devenir plus plus résilientes, plus efficaces dans l’utilisation des ressources naturelles et autonomes dans leurs consommations d’énergie. Le concept de villes intelligentes repose sur la collecte, l’agrégation et l’analyse d’énormes quantités de données sur les flux de biens, de services, d’activités humaines et de systèmes naturels situés dans les centres urbains. Les villes intelligentes visent à optimiser l’écosystème urbain, du transport intelligent (MaaS) au Smartbuilding (jumeaux numériques), en optimisant la prestation de services publics administratifs et de santé, ainsi qu’en permettant des processus de prises de décision nouveaux et plus participatifs par les citoyens.
Les technologies numériques peuvent-elles contribuer à l’économie circulaire ?
Le déploiement à grande échelle des technologies numériques n’est pas sans défis.
L’économie circulaire offre le potentiel de déployer des modèles économiques respectueux des limites écosystémiques. Du moins en théorie.
L’économie circulaire n’est pas un nouveau concept ni une idée figée et bien définie. C’est une approche heuristique qui évolue régulièrement et qui est soumise à un contexte socio-économique local.
L’itération actuelle d’une économie circulaire promue dans les milieux d’affaires et de décision politique de l’Union européenne, prend souvent l’angle des ressources ou des flux de matières. Nous pouvons la caractériser comme suit : « Une économie circulaire permet, par la circularité des ressources, de découpler l’utilisation de ces ressources et de diminuer les émissions de GES de la croissance économique ». Cette interprétation du concept implique un biais technologique et suggère que l’innovation technologique appliquée à l’économie circulaire permettra de réaliser ce découplage.
Il faut être prudent et critique quant au rôle des technologies numériques pour permettre le déploiement à grande déchelle de l’économie circulaire. Les publications de Hickel / Kallis et Parrique rappellent ici que le découplage net de l’utilisation des ressources est loin d’être empiriquement prouvé avec les technologies actuelles. Étant donné que nous avons 10 ans pour changer radicalement de cap et éviter un monde plus chaud de 3 à 4 degrés, s’appuyer seulement sur les innovations technologiques est un pari très risqué pour l’humanité.
Une approche pragmatique semble être ce dont nous avons besoin. La technologie numérique doit être considérée comme un moyen pour atteindre un objectif, et non une fin en soi. Passer aux voitures électriques ne changera pas la nature du problème de la pollution automobile, car nous passons des problèmes d’émissions d’échappement aux défis et à la pollution liés à l’extraction des terres rares. Les technologies numériques ont un rôle crucial à jouer dans le passage à l’échelle de l’économie circulaire, mais ce rôle de facilitateur doit être considéré dans le cadre d’un système plus large et doit tenir compte de tous les impacts des technologies numériques. Il n’existe pas de véritable « technologie numérique ou économie numérique ». Pensez-y, les services cloud sur lesquels s’appuie l’IoT sont en fait des câbles sous-marins et des fermes de serveurs, tous deux faits de matériaux réels….. Ces câbles et ces serveurs consomment de l’électricité, beaucoup d’électricité, et elle vient de quelque part… Une centrale à charbon, une centrale au gaz, une centrale nucléaire, un parc éolien, un parc solaire…
Pour conclure, la technologie numérique joue-t-elle un rôle dans le développement de l’économie circulaire ?
Oui, et un rôle crucial.
Faut-il s’appuyer entièrement sur ces technologies pour repenser, reconcevoir nos modèles économiques ? Non, absolument pas.
Il faut considérer ces outils avec sagesse et toujours se demander à quoi sert vraiment cette technologie.
- Quelles sont les impacts du cycle de vie complet ?
- Existe-t-il une alternative low-tech et low-impact à cette solution numérique énergivore ?
- Cette technologie contribue-t-elle à la régénération du capital naturel ?
Voici quelques-unes des questions que les entrepreneurs, ingénieurs et les décideurs politiques devraient se poser avant d’utiliser et de déployer ces technologies numériques.
Fabrice Sorin, Manager de la Circulab Academy